bulletin AAJP 4 - Jean Proal
Des bribes d’une enfance émerveillée mêlées à la gravité des soucis de l’adulte. Un chemin semé de ronces et de douceur, au cœur des montagnes de Haute Provence. Ce Journal fut entrepris par l’auteur en 1935, lorsqu’il eut à vivre, après le décès de sa mère en 1934, une traversée de désert d’écriture. Il y aborde ses doutes, ses fragilités, ses convictions humaines et surtout raconte, au fil de ses souvenirs, de savoureuses situations avec les êtres qui l’ont accompagné et nourri d’amour et de présence dans ses plus jeunes années. On navigue entre larmes et rires…

CARNET DE ROUTE

10 € + frais de port

Format 12 x 19 / 80 pages
ISSN 1961-3334
édition AAJP – 2010

de JEAN PROAL

Revue n°4 de l’AAJP

Contributions de : Gérard Cathala, Fanny Déchanet-Platz, Anne-Marie Vidal.

 

 Photographies des lieux : Seyne et les environs

 

Carnet de route fut le premier journal de Proal – jamais publié du vivant de l’auteur. Confié à Marcel Manent, un ami de collège, publié en 1972 par la Société Scientifique et Littéraire ; épuisé, il était judicieux de le rendre à nouveau disponible dans notre Bulletin.

EXTRAITS

Quand un texte happe et emporte, c’est que sa manière, sa tonalité et son contenu saisissent, et que le sens que lui donnent les voies multiples du lire, nous place en avant de nous-mêmes, en êtres libres et vibrants. Il peut alors nous prémunir contre les pauvres insignifiances qui parfois hantent nos vies, et qu’il va déborder puis éconduire d’un revers de poésie.
Carnet de route est en harmonie avec l’ensemble de l’œuvre de Jean Proal, dont les livres deviennent pour qui sait s’y attacher, des compagnons de jour en jour plus précieux. Justement : des compagnons de route !

(De la source au delta, Gérard Cathala p. 9)

 

Avant tout j’écris pour moi, pour me mieux connaître, pour me fixer aussi, me donner des contours, une surface solide qui m’enlèveront peut-être cette peur que j’ai de me diluer dans le monde. J’ai besoin à chaque instant de me créer, de m’accrocher à ma substance – corps et esprit – pour l’empêcher de se dissoudre. […] Vivre est une chose si pathétique que la vie la plus plate, la plus terne, a sa valeur. L’œuvre d’art ne vaut sans doute que par ce qu’elle peut contenir de valeur humaine.
Et l’histoire de chaque vie – pourvu qu’elle soit sincère – peut contenir une leçon. Je me sens justifié à penser que, plus tard, si quelque garçon éperdu devant l’angoisse de vivre, tire quelque courage de mon histoire, cette histoire n’aura pas été inutile.

(Carnet p. 15)

Sainte-Rose hameau de Seyne-les-Alpes, lieu d’enfance de l’auteur, où sa mère y était institutrice © Nelly Blondel

[…] Ce m’est d’autant plus difficile à décanter qu’il y a longtemps que je n’ai plus écrit. Voilà deux ans que mon second livre a paru. Et j’ai perdu tout le bénéfice “technique” qu’ils m’avaient donné. Perdu cette discipline qu’un livre vous impose. Tout un entraînement à reprendre à son début. Et ce journal m’aidera peut-être. Bien des fois, pendant ces deux ans, j’ai cru que c’était fini. Que mon impuissance était devenue définitive. Je veux essayer encore.

Il faut que je m’attaque d’abord – pour retrouver ce rythme – à quelque chose de simple, bien dessiné et dont le fil soit facile à suivre, sans ça je n’y arriverai jamais.
Je crois que le mieux est de commencer par mon histoire “littéraire”. C’est un bien grand mot, mais je n’en ai pas d’autre, et puis c’est tout de même une partie de ma vie, et une partie, pour moi, importante.
Ce goût d’écrire, je le retrouve en remontant très loin.

(p. 17)

Au fond, pour quoi écrire ! Sincèrement je crois que je m’en fiche. Je sais. Je suis sensible aux compliments. Pas tous, mais lorsque je sens qu’on a pigé ce que j’ai écrit, qu’on a, si peu que ce soit, communié avec moi, je suis heureux. L’impression que cela nous a rapprochés, qu’on a marché un moment à côté l’un de l’autre, du même pas. C’est bon. J’aimerais, peut-être, qu’on se retourne sur moi, quand je passe, qu’on me reconnaisse, c’est peut-être ça, aimer la gloire, ce rêve puéril. Mais au fond je m’en fiche. Une simple lettre d’un inconnu, ou le mot juste d’un vieux copain me secoue davantage qu’un article épatant.

(p. 23)


Ils [les vieux] descendaient le plus tard possible, car la peur chaque année plus forte de ne plus pouvoir remonter, les retenait là-haut. Déjà tous les sommets étaient blancs, déjà plusieurs couches de neige s’étaient accumulées sur le toit de la vieille bergerie, déjà les dures gelées de novembre avaient brûlé dans les haies les prunelles sauvages, lorsqu’ils se décidaient.
Je ne les ai jamais vus arriver. Un beau matin, un de ces matins de novembre où l’air est coupant et dur comme une lame, où la terre, gelée à fond, commence à sonner sous les pas, où les oiseaux rassemblés sous les auvents de chaume n’osent pas déplier leurs ailes, je les trouvais sur la porte de la maison du fils, regardant là-haut, vers la haute bergerie, si des fois il n’y avait pas lieu de regretter d’être descendus si tôt.
Ils étaient arrivés et l’air du hameau avait changé de goût.

(p. 32)

 

J’ai quatorze ans. Une claire matinée de l’avant-printemps. Dans la vallée, la neige a découvert l’herbe rousse d’hiver et souligne d’un trait blanc l’ombre des haies. Ici, dans ce pli de la montagne où s’étagent les jardins du Haut-Serre, la terre fermente déjà sous le grand travail. En descendant du cimetière, je n’ai pas pu ne pas voir que le poirier de Lombard – celui des poires crassanes – est déjà tout gonflé de gros bourgeons humides.
C’est mon père qu’on vient de laisser là-haut, dans le cimetière qui est comme un jardin au milieu des jardins, le cimetière plein d’herbes où viennent rouler, par-dessus la barrière de bois, les pommes des arbres voisins.
Le cimetière est sur la dernière pointe de la colline, comme sur une épaule avancée.

(p. 39)

Je me souviens de ces nuits de printemps : le fracas proche des avalanches ; la ruée grandissante des torrents aux pluies d’automne… La maison tremblait sur ses assises que le poids des glaces avait durcies, et il me semblait sentir se lever en moi la panique qui pousse les hommes à se jeter dans la montagne, à monter, s’élever au-dessus de cette terre mal assise, de ce piège de terre, jusqu’à ce qu’on sente sous ses pieds la dure échine de la montagne, jusqu’à ce qu’on puisse étendre ses bras dans l’air libre, jusqu’au fond de l’horizon.

(p. 46)

 

Guère plus de midi, et le jeudi arrondissait au-dessus de moi, encore une grosse moitié de sa coupole bleue. Je ne pouvais pourtant pas – parce qu’ils m’avaient fait manger du chevreau en blanquette et les dernières pommes – passer tout le jour chez les Allibert. C’était jeudi, de toute façon, et je n’avais pas encore songé à m’amuser. Foin des affaires sérieuses, maintenant. Et me voilà parti, le nez au vent, comme un jeune chien de chasse que viennent solliciter les odeurs du bois. Pas bien loin, au coin de la maison, je tombais sur Gustave Savornin – parti en chasse sur le même gibier – puis un coup de sifflet discret, Émile Reybaud se glissait comme un chat par la porte entrouverte. Il ne manquait plus qu’Édouard Vernet que nous allions pêcher de l’autre côté du vallon, et la troupe était complète, et les vieux en nous voyant passer, hochaient la tête et se regardaient avec un peu d’inquiétude amusée. Jeudis de mon enfance ! Ronds comme des pommes, craquants comme des prunes vertes, dorés comme la houle des blés, bleus de neige et de glace.

(p. 60)

hameau de sainte rose - Jean Proal

Hameau de Sainte Rose

Les jours de classe ne jetaient pas de voile devant ce bonheur éblouissant. J’étais un mauvais élève – le plus mauvais de l’école enfouie dans les prés avec ses bancs noirs tailladés de coups de couteau. J’avais toujours trop de choses en tête – des grands projets d’expédition ou de travail – des coupes de bois, des troupeaux de moutons ou de poulains, trop de souci pour une jument qui allait pouliner ou pour un chien de berger piqué par une vipère. J’avais trop souvent sous mon bureau des boîtes pleines de bêtes imprévues : hannetons ou petites couleuvres, et trop de fois je ne pouvais pas me pencher sur mon cahier parce que j’aurais écrasé contre moi toute une nichée de chardonnerets que je réchauffais entre peau et chemise.

J’étais souvent au piquet ; et, remontée de la classe, ma mère pleurait souvent et me disait que je finirai dans les prisons. J’étais trop choyé – je sentais trop la complaisance amusée de tout le village –, je croyais mener un jeu d’homme, plein de suffisance et de dédain à l’égard des femmes et des lois.

(p. 64)

 

Le Carnet de route de Jean Proal se présente comme un vrai carnet de travail : pas d’apprêt, pas de cohérence interne, des hésitations, des repentirs et une virgule en guise de fin. Pas d’artifice donc. L’auteur ne dévie pas de son projet initial, “sincérité”, dont l’expression se manifeste aussi bien dans les premières pages qui évoquent l’urgence à reprendre l’écriture, que dans les dernières, où la vie se raconte d’elle-même, comme une belle source claire qui coule à nouveau.

Les premières pages disent la sévérité de Proal envers lui-même, ses faciles découragements et les sursauts dont il fait preuve pour lutter contre cette tendance intime […]Et la montée de sève, c’est l’inspiration. Lorsqu’elle se met à nouveau à dominer le Carnet (à partir du 10 janvier 38), on trouve encore – et c’est là tout l’art poétique de Proal – ces ponts entre l’écriture et la vie : « j’écoutais parler le vieux Silve. […] Des mots comme de la laine brute qui a gardé toute l’odeur de la bête et de la terre, comme des fruits de montagne longuement mûris sur la paille, des mots d’arbre et de montagne.

Des mots ronds comme des pommes, luisants comme un éclair de vipère qui se déroule, ou sourds comme de la terre grasse qui s’éboule d’un talus ».

(Le lien entre la vie & l’œuvre, Fanny Déchanet-Platz p. 71)

PÉPITES DE LECTEURS

J’ai pris le temps de lire Carnet de route de Jean Proal, toujours aussi amoureux de la nature, qui la prend par la main, découvre avec elle ses secrets et ses splendeurs. Il dit aussi des choses fort intéressantes sur le doute d’écrire, le travail et la remise en cause de soi ; je venais de quitter les feuillets d’automne de Charles Juliet, qui se pose les mêmes questions, et n’en finit pas de nous faire rêver à ces ressources. Merci pour toutes ces mines de recherche.

Marie-Madeleine Carbon