Léon Derey écrivait, dans un long hommage peu après le décès de l’auteur tout entier inspiré par le désir de mettre l’accent sur la singularité de cette écriture (récusant les réductions, répétées par bien des critiques littéraires et journalistes, de l’œuvre de Proal à celle de Giono et Ramuz) :
Hommage paru In Terre de Provence mars-avril 1969, Fonds Jean Proal AD 04
Le plus constant dans toute l’œuvre est l’intense finesse psychologique de l’auteur, dont il avait une conscience claire, et qu’il précisait ainsi à son éditeur, dès 1931, à propos de Tempête de Printemps :
« Faire réagir les personnages les uns sur les autres. Peut-être je ne saurai pas. Je crois que j’ai plutôt le sens de la vie intérieure, profonde, des répercussions en profondeur, que de ces cercles concentriques qui émeuvent la surface des assemblées humaines ».
[…] Loin que cette œuvre respire ou inspire, comme trop souvent cela est affirmé, un pessimisme, elle dit les tumultes des sentiments et des contradictions, au profond des abîmes de l’âme. L’auteur souligne en avoir eu conscience de façon aiguë, déjà jeune, alors qu’en même temps il prend vite la mesure de l’éblouissement procuré par la beauté des paysages.
L’œuvre littéraire que nous laisse Jean Proal est d’une valeur intemporelle. Elle porte les accents d’une vive philosophie du sens de l’existence profonde. Ce serait se priver d’un éclairage majeur essentiel de laisser une telle œuvre dans un oubli certain.
Extraits de Jean Proal, une écriture saisissante, bulletin n°1, p. 72-75
Tout lecteur de Jean Proal est frappé par le nombre et la fulgurance des images. Certes une étude du style sortirait sans doute de notre propos. Et pourtant, en nous y arrêtant quelques instants, nous allons voir qu’il n’en est rien et que l’écriture touche à son tour aux rapports de l’homme et de la nature. Certes, on sait qu’une description est toujours enrichie par les rapprochements que l’on peut faire avec quelque chose de différent . C’est ainsi que, pour mieux faire sentir la moiteur de l’atmosphère, l’auteur écrit : « L’air est doux au toucher comme une eau de lessive ». Et lorsque les fleurs d’amandier brillent d’une dernière lumière dans le crépuscule, y a-t-il meilleure façon d’évoquer ce tableau que celle-ci : « Un amandier en fleur brûle d’une flamme tranquille comme un buisson de bougies dans l’ombre d’une église »
Enfin, pour parler de ces villages perdus où les gens se sont agglutinés les uns aux autres, la comparaison est ici parlante : « À la longue, on s’est adouci les contours, on s’est emboîté l’un dans l’autre. On est au fond de notre vallée comme des figues au fond d’un sac. » […]
Cependant, parler de la perception qu’a Proal d’une harmonie universelle ou étudier son sens aigu de la métaphore ne suffisent pas pour expliquer la beauté de certaines de ses descriptions. Regardons par exemple avec quelle finesse il épouse le mouvement des saisons.
L’entrée dans l’hiver : « On avait beau le voir venir – chaque matin la gelée blanche et ce coupant de l’air et, là-haut, la neige descendue chaque nuit un peu plus bas – on avait beau l’espérer, il nous surprenait toujours. Un matin, la neige était là. La gelée, l’aigu de l’air, les cimes enneigées, ce n’est pas l’hiver : l’hiver, c’est le premier réveil sous la neige ». L’hiver s’est installé : « Les arbres se sont accoutumés aux lanières du vent. Ramassés, contractés, ils ont laissé leur vie descendre au fond de leurs racines ; là où la profondeur de la terre la couvera jusqu’au réveil ».
Les prémices du printemps : « Il sait bien – l’homme – qu’au noir de la terre, la sève s’est déjà mise en mouvement. Il sait que les bourgeons d’amandier vont se gonfler, que les chatons de noisetier vont s’amollir et que, sous le terreau, dans les talus de l’adroit, les tiges des violettes vont se hausser ». Puis le printemps lui-même : « Le ciel s’est mis un matin à charrier par toutes les baisses de la montagne de pleins torrents de migrateurs. En quelques jours, le soleil a dévoré la neige oubliée par les grands vents de l’équinoxe ».
Pour évoquer les touffeurs de l’été, nous citerons seulement cette forte métaphore qui rappelle discrètement le mythe de Phaéton précipitant sur la terre le char de son père Hélios : « La roue du soleil écrase la terre ». Puis ce sera l’automne, saison de « calme bonheur » pour Carmelle qui découvre dans la baignade « une communion – offrande et accueil – avec les éléments […]. La flamme pâle des peupliers et la fraîcheur de l’eau – ces lames d’eau plus fraîches et dessinées comme des muscles – ; le roux somptueux des arbres du vallon […] ; le silence souverain – ce silence juste à la mesure de la combe – ; et la course chaude du sang au profond de la chair, tout cela chante ensemble et se compose comme les voix d’un chœur lointain »
Extraits de Le sentiment de la nature, Paul Peyre, In Les Carnets du Ventoux n° 75, avril 2012, Jean Proal, écrivain de l’aventure humaine,
p. 44-5
Les personnages que l’on rencontre dans les romans de Jean Proal appartiennent tous à la même nature d’hommes : durs, complexes et fins, d’un caractère et d’une langue bien plus aiguisés, affûtés que ceux que l’on peut rencontrer dans le monde rural du premier XXe siècle.
Qu’ils mettent leur force mentale, leur intelligence au service de leur ruse (Pierre Rabasse dans Bagarres) ou de leur entêtement et de leur fierté (Firmin Arnaud dans Les Arnaud), les héros masculins peuvent être des chefs de clan ou de famille massifs, tout d’une pièce, telle la montagne qu’ils habitent. Mais ils peuvent aussi mettre leurs qualités dans une intelligence sensible de la nature (Sylvain dans Tempête de printemps, les charbonniers de Bagarres) ou des hommes eux-mêmes (l’inspecteur de De sel et de cendre).
Les femmes, quant à elles, sont souvent douées d’une grande force de caractère, libres et fières, qu’elles soient de pures jeunes filles – Lucienne, la fille de lumière, dans Tempête de printemps, Claire, solaire, dans Montagne aux solitudes – ou déjà aguerries aux duretés de l’existence malgré leur jeune âge : Marthe, le double noir de Lucienne, et Carmelle la rouge, la passionnée, dans Bagarres.
Épris d’absolu – qu’il soit incarné par une histoire d’amour (Montagne aux solitudes, Le Vin d’orage) ou la lutte contre une nature hostile – dans presque tous les romans – ces héros sont solitaires et ne tirent de leçon de l’existence que dans leur for intérieur : tel Firmin Arnaud laissant son fils Noël « descendre à la ville », le laissant seul dans la montagne et dans l’existence, telle Carmelle, découvrant le prix de son attachement pour Antoine au moment de sa mort.
Les lois de l’existence sont rudes dans les romans de Jean Proal et la vie n’y fait pas de cadeau : les haines couvent, souvent jusqu’à la mort (Tempête de printemps, Montagne aux solitudes, Bagarres) : le véritable huis-clos théâtral que représente Le Vin d’orage le met en avant dès l’incipit : « Deux femmes et deux hommes, comme s’ils étaient nus, et curieusement réduits à porter des coups et à les recevoir – car il ne s’agissait ce soir que d’une intime et inévitable mêlée ».
Aussi, lorsque l’idée du pardon, de l’acceptation, s’immisce dans les personnages, elle le fait à petits pas, redonnant de l’espoir à ceux dont le destin semblait écrit (Sylvain dans A hauteur d’homme, Baptiste dans Bagarres). […] Les gestes ancestraux que Proal met en scène (chasse, labours) – mais ce n’est pas l’aspect dominant de son œuvre, loin s’en faut – participent à ce rapport de force, à ce rapport extrême à l’existence et ne vont pas d’eux-mêmes. Ils fondent l’expérience humaine, les épreuves initiatiques que doit traverser le héros. Les personnages proaliens sont en effet sans cesse confrontés à la réactualisation problématique de leur sort, à cause d’une séance de braconnage (Tempête de printemps), ou du débourrage d’un poulain (De sel et de cendre). Devant ces défis toujours renouvelés, il est fatal que la mort soit parfois au rendez-vous.
La mort, chez Jean Proal, écrit le destin des personnages à la manière d’une tragédie car c’est une mort (la leur ou celle d’un autre personnage) qui révèle leur destinée : le Médéric, personnage du mystagogue pour Sylvain, puni par la montagne dans Tempête de printemps, Marthe, qui paie sa haine au prix fort dans A hauteur d’homme. Cette mort n’est jamais terrible en elle-même mais dans le passage, l’héritage, la passation qu’elle implique. Elle rend celui qui reste responsable d’un bout de monde, à la fois témoin et acteur, peut-être déjà condamné à l’impuissance. Les personnages proaliens tirent leur orgueil et leur force de la tension entre un passé dont ils héritent et l’avenir qu’ils doivent assurer coûte que coûte.
Ce sont, en quelque sorte, des passeurs. Ce mot, ce rôle, encore une fois, sont à prendre au sens fort…[…] Ces passeurs sont, en outre, silencieux, car si les choses souvent se sentent, elles ne peuvent se dire. On ne parle pas – ou si peu – dans les romans de Proal. Les dialogues sont réduits à quelques échanges mûrement pesés (et la narration insiste sur le fait que les personnages eux-mêmes pèsent et économisent leurs mots). Père et fils (Les Arnaud), amants (Le Vin d’orage), frères (Bagarres), amis (Montagne aux solitudes) échangent à demi-mots et risquent très vite de ne plus se comprendre, de se perdre, faute de saisir l’instant de l’explication nécessaire, de la parole tendre. […] Cette règle des mots comptés, dans les dialogues de Proal, vaut également pour son écriture. Jean Proal n’est pas un écrivain bavard et chaque mot signifie pleinement ce qu’il évoque. Il est ce que l’on pourrait appeler un romancier-poète (et le genre poétique de ses deux derniers textes confirme cette qualité de son écriture) car son style a toujours recours à des images fortes, très incarnées, presque charnelles. […]
Jean Proal se présente comme le garant d’une authenticité dans son rapport à l’homme, à la nature, mais aussi dans son rapport à la narration. Éloigné de tout esprit d’avant-garde, sensible à ce qui se fait jour d’universel dans l’aventure de chaque individu, il n’a pas su prendre rendez-vous avec l’histoire littéraire. Pourtant, les documents d’archives prouvent qu’il n’aura eu de cesse de chercher à se définir en tant qu’écrivain, par rapport à un espace géographique auquel on le confine et par rapport à d’autres auteurs, eux-mêmes liés à cet espace.
Son œuvre, qui a touché et touche encore des lecteurs par l’intensité de ses drames, met pourtant en son cœur la difficulté et la joie d’être au monde. […] Sa force et sa grandeur – qui nous donnent le sentiment que sa reconnaissance est essentielle – tiennent à l’aspect intemporel de ses récits : ils se nouent au cœur des relations humaines et de leur difficile épanouissement ; ils touchent à une dimension métaphysique de l’expérience humaine : la conscience de l’homme au monde, de ce qu’il est pour ses semblables, de son rôle de passeur dans le devenir des hommes.
Si on a reproché à Proal de ne pas engager son écriture dans l’histoire contemporaine, c’est justement parce qu’il se place sur une échelle plus large, celle de l’humanité. La lecture de l’aventure humaine qu’il propose n’est pas focalisée sur son siècle, même si certains éléments discrets témoignent d’un ancrage historique (l’arrivée de la route dans la montagne, l’industrialisation des plaines de Camargue), elle s’intéresse plus au « sens de la vie intérieure, profonde, [aux] répercussions en profondeur, qu[’à] ces cercles concentriques qu[i] émeuvent la surface des assemblées humaines ». Le recours à des récits proches des mythes s’explique par cette tentation de donner un sens aux mouvements des hommes, de comprendre ce qui sous-tend leurs choix et de les confronter, par la fiction, aux mystères de l’existence (l’amour, la mort, le désir du pouvoir ou de la liberté, la quête des origines).
Extraits de l’Introduction, § l’œuvre proalienne, par Fanny Déchanet & Anne-Marie Vidal, in Jean Proal, créateur d’humanité, études réunies par Fanny Déchanet-Platz, publié en 2013 par Artois Presses Université p. 27-32