
JEAN PROAL, Les arnaud
Article sur Les Arnaud, éd. le naturographe, in revue Europe (n° de janv-fev. 2025) de Pierre-Julien Brunet .
Les rééditions des romans de Jean Proal (1904-1969) se succèdent depuis quelques années à un rythme soutenu (d’abord aux éditions Atlande puis La Trace), et pourtant, l’écrivain originaire des Alpes du Sud continue de voir son œuvre passée sous silence par la critique autant qu’ignorée par les « grandes » maisons d’édition. Comme frappée par une double malédiction particulièrement persistante : celle désolante d’avoir été rabaissé à tort de son vivant au statut d’auteur régionaliste et de sous-Giono (ou sous-Ramuz), et celle paradoxale de son exigence en matière d’écriture et de mode de vie qui l’a toujours tenu à l’écart des mouvements littéraires.
Cette année, c’est au tour de son troisième roman initialement paru chez Denoël en 1941 d’être republié, cette fois par une jeune maison d’édition installée à Gap : le Naturographe. Les Arnaud raconte la naissance et la mort d’un hameau de montagne en même temps que la vie d’un homme pour qui l’annonce de la construction d’une route, là où il n’y a toujours eu que chemins et sentiers, est vécue comme une malédiction insupportable : celle de l’irruption de la modernité dans un monde jusque-là régi par des règles ancestrales. Solitaire s’il en est, malgré femme, enfant et quelques voisins qui l’un après l’autre décident d’aller vivre dans la vallée pour y mener une vie moins difficile, le personnage principal (Firmin) refuse de voir s’effondrer ses croyances en des lois qu’il pensait immuables pour les avoir toujours connues ou fantasmées.
Dans cet ouvrage, Jean Proal excelle à montrer combien la force des choses et des illusions est invincible et combien l’humain, a fortiori dans sa « version » masculine, s’épuise en vain à essayer de contester ce qui le dépasse alors même que cette lutte accélère surtout ce qui le brise de l’intérieur. Marquée par le seau de la fatalité, la logique des ouvrages de Proal est ainsi implacable parce que c’est le principe même de la vie qui s’y applique : le temps est à l’œuvre dans chaque action, pensée, geste, émotion, un processus de destruction aggravé par les forces primaires qui nous habitent (la colère, la haine, la jalousie, la peur…), le tout sans aucune échappatoire possible (ou, à la rigueur, la folie…). Ce combat incessant contre la solitude, le temps et la mort étant perdu d’avance, l’atmosphère de ce livre – mais aussi de bien d’autres dont les magnifiques Bagarres (1945, adapté au cinéma par Henri Calef en 1948) et De sel et de cendre (1953) – est « naturellement » tragique : les êtres sont condamnés à la perte de l’être aimé, à leur fin ou aux ruines. D’où, à la lecture, une sensation de dénuement total que vient renforcer une langue concrète et même physiologique : l’humain est d’abord un corps – ses mains, ses yeux, ses jambes, sa tête, ses oreilles, etc. – avant d’être une créature capable de toucher, voir, se déplacer, réfléchir, entendre…
Cette noirceur absolue et ce caractère exceptionnellement brut de l’écriture de Jean Proal font d’ailleurs sûrement partie des autres éléments qui expliquent son relatif insuccès malgré, de son vivant, l’admiration d’écrivains comme Max Jacob, Blaise Cendrars ou encore Roger Martin du Gard. Pour beaucoup, son écriture est probablement trop désespérée et trop rude mais elle est en réalité d’une cohérence parfaite, ne disant jamais un mot de trop, à l’image du peu de paroles prononcées par ceux qu’elle met en scène et de la personnalité même de Jean Proal. Elle reflète également l’environnement naturel (animal, végétal, minéral) qui occupe une place centrale dans ses romans, comme dans sa vie. Ainsi, grâce à cette concentration des grandes questions de l’existence à chaque instant du récit, l’intensité dramatique de son œuvre revêt un niveau que l’on retrouve chez peu d’écrivains, a fortiori dans le cadre d’un roman (cet effet de condensation semblant plus fréquent en poésie qu’en prose). À ce titre, une seule phrase des Arnaud résume à nos yeux parfaitement le style de l’auteur et la fausse simplicité de tous ses livres : « vivre – simplement vivre, respirer, infime lambeau de chair aux crocs de la montagne – ». Oui, l’œuvre de Jean Proal vise le cœur des choses et touche nos êtres.
Pierre-Julien Brunet