L’œuvre littéraire de Jean Proal se compose d’une dizaine de romans publiés entre 1932 et 1956, de quatre albums avec photographies, d’un recueil de nouvelles et de deux livres d’artistes…
Alors que l’œuvre au vu de la liste des parutions n’est guère abondante, sa richesse, la diversité de palette et la singularité de son écriture sont parfaitement manifestes. Ces quelques échos ou extraits d’écrits à son propos peuvent en donner la mesure.
Léon Derey écrivait, dans un long hommage peu après le décès de l’auteur tout entier inspiré par le désir de mettre l’accent sur la singularité de cette écriture (récusant les réductions, répétées par bien des critiques littéraires et journalistes, de l’œuvre de Proal à celle de Giono et Ramuz) : « Chez Jean Proal, répétons-le, tout est tension, virilité et rythme ; et l’écrivain s’efface ; il n’est vivant qu’en son héros. La rigueur de dessin et la sécheresse du trait ? N’est-ce pas affaire de nature ou de matière ? Comment ne pas admettre que Jean Proal fidèle à son pays, à la vérité de son pays ou à celle du souvenir ne pouvant accepter de fausser “ce qui n’avait pas – au début du siècle – changé d’une ligne depuis le Moyen-Âge”, se défie de lui-même, et en vient à vouloir, sagement du reste, le plus dépouillé et le plus exact ? »
[label style= »default »]In Terre de Provence mars-avril 1969, Fonds Jean Proal AD 04[/label]
Le plus constant dans toute l’œuvre est l’intense finesse psychologique de l’auteur, dont il avait une conscience claire, et qu’il précisait ainsi à son éditeur, dès 1931, à propos de Tempête de Printemps : « Faire réagir les personnages les uns sur les autres. Peut-être je ne saurai pas. Je crois que j’ai plutôt le sens de la vie intérieure, profonde, des répercussions en profondeur, que de ces cercles concentriques qui émeuvent la surface des assemblées humaines » […] Loin que cette œuvre respire ou inspire, comme trop souvent cela est affirmé, un pessimisme, elle dit les tumultes des sentiments et des contradictions, au profond des abîmes de l’âme. L’auteur souligne en avoir eu conscience de façon aiguë, déjà jeune, alors qu’en même temps il prend vite la mesure de l’éblouissement procuré par la beauté des paysages. L’œuvre littéraire que nous laisse Jean Proal est d’une valeur intemporelle. Elle porte les accents d’une vive philosophie du sens de l’existence profonde. Ce serait se priver d’un éclairage majeur essentiel de laisser une telle œuvre dans un oubli certain.
[label style= »default »]Extraits de Jean Proal, une écriture saisissante, bulletin n°1, p. 72-75[/label]
Tout lecteur de Jean Proal est frappé par le nombre et la fulgurance des images. Certes une étude du style sortirait sans doute de notre propos. Et pourtant, en nous y arrêtant quelques instants, nous allons voir qu’il n’en est rien et que l’écriture touche à son tour aux rapports de l’homme et de la nature. Certes, on sait qu’une description est toujours enrichie par les rapprochements que l’on peut faire avec quelque chose de différent . C’est ainsi que, pour mieux faire sentir la moiteur de l’atmosphère, l’auteur écrit : « L’air est doux au toucher comme une eau de lessive ». Et lorsque les fleurs d’amandier brillent d’une dernière lumière dans le crépuscule, y a-t-il meilleure façon d’évoquer ce tableau que celle-ci : « Un amandier en fleur brûle d’une flamme tranquille comme un buisson de bougies dans l’ombre d’une église » Enfin, pour parler de ces villages perdus où les gens se sont agglutinés les uns aux autres, la comparaison est ici parlante : « À la longue, on s’est adouci les contours, on s’est emboîté l’un dans l’autre. On est au fond de notre vallée comme des figues au fond d’un sac. » […]
Cependant, parler de la perception qu’a Proal d’une harmonie universelle ou étudier son sens aigu de la métaphore ne suffisent pas pour expliquer la beauté de certaines de ses descriptions. Regardons par exemple avec quelle finesse il épouse le mouvement des saisons. L’entrée dans l’hiver : « On avait beau le voir venir – chaque matin la gelée blanche et ce coupant de l’air et, là-haut, la neige descendue chaque nuit un peu plus bas – on avait beau l’espérer, il nous surprenait toujours. Un matin, la neige était là. La gelée, l’aigu de l’air, les cimes enneigées, ce n’est pas l’hiver : l’hiver, c’est le premier réveil sous la neige ». L’hiver s’est installé : « Les arbres se sont accoutumés aux lanières du vent. Ramassés, contractés, ils ont laissé leur vie descendre au fond de leurs racines ; là où la profondeur de la terre la couvera jusqu’au réveil ». Les prémices du printemps : « Il sait bien – l’homme – qu’au noir de la terre, la sève s’est déjà mise en mouvement. Il sait que les bourgeons d’amandier vont se gonfler, que les chatons de noisetier vont s’amollir et que, sous le terreau, dans les talus de l’adroit, les tiges des violettes vont se hausser ». Puis le printemps lui-même : « Le ciel s’est mis un matin à charrier par toutes les baisses de la montagne de pleins torrents de migrateurs. En quelques jours, le soleil a dévoré la neige oubliée par les grands vents de l’équinoxe ». Pour évoquer les touffeurs de l’été, nous citerons seulement cette forte métaphore qui rappelle discrètement le mythe de Phaéton précipitant sur la terre le char de son père Hélios : « La roue du soleil écrase la terre ». Puis ce sera l’automne, saison de « calme bonheur » pour Carmelle qui découvre dans la baignade « une communion – offrande et accueil – avec les éléments […]. La flamme pâle des peupliers et la fraîcheur de l’eau – ces lames d’eau plus fraîches et dessinées comme des muscles – ; le roux somptueux des arbres du vallon […] ; le silence souverain – ce silence juste à la mesure de la combe – ; et la course chaude du sang au profond de la chair, tout cela chante ensemble et se compose comme les voix d’un chœur lointain »
[label style= »default »]Extraits de Le sentiment de la nature, Paul Peyre, In Les Carnets du Ventoux n° 75, avril 2012, Jean Proal, écrivain de l’aventure humaine,
p. 44-5[/label]
Les personnages que l’on rencontre dans les romans de Jean Proal appartiennent tous à la même nature d’hommes : durs, complexes et fins, d’un caractère et d’une langue bien plus aiguisés, affûtés que ceux que l’on peut rencontrer dans le monde rural du premier XXe siècle. Qu’ils mettent leur force mentale, leur intelligence au service de leur ruse (Pierre Rabasse dans Bagarres) ou de leur entêtement et de leur fierté (Firmin Arnaud dans Les Arnaud), les héros masculins peuvent être des chefs de clan ou de famille massifs, tout d’une pièce, telle la montagne qu’ils habitent. Mais ils peuvent aussi mettre leurs qualités dans une intelligence sensible de la nature (Sylvain dans Tempête de printemps, les charbonniers de Bagarres) ou des hommes eux-mêmes (l’inspecteur de De sel et de cendre). Les femmes69, quant à elles, sont souvent douées d’une grande force de caractère, libres et fières, qu’elles soient de pures jeunes filles – Lucienne, la fille de lumière, dans Tempête de printemps, Claire, solaire, dans Montagne aux solitudes – ou déjà aguerries aux duretés de l’existence malgré leur jeune âge : Marthe, le double noir de Lucienne, et Carmelle la rouge, la passionnée, dans Bagarres.
Épris d’absolu – qu’il soit incarné par une histoire d’amour (Montagne aux solitudes, Le Vin d’orage) ou la lutte contre une nature hostile – dans presque tous les romans – ces héros sont solitaires et ne tirent de leçon de l’existence que dans leur for intérieur : tel Firmin Arnaud laissant son fils Noël « descendre à la ville », le laissant seul dans la montagne et dans l’existence, telle Carmelle, découvrant le prix de son attachement pour Antoine au moment de sa mort. Les lois de l’existence sont rudes dans les romans de Jean Proal et la vie n’y fait pas de cadeau : les haines couvent, souvent jusqu’à la mort (Tempête de printemps, Montagne aux solitudes, Bagarres) : le véritable huis-clos théâtral que représente Le Vin d’orage le met en avant dès l’incipit : « Deux femmes et deux hommes, comme s’ils étaient nus, et curieusement réduits à porter des coups et à les recevoir – car il ne s’agissait ce soir que d’une intime et inévitable mêlée ». Aussi, lorsque l’idée du pardon, de l’acceptation, s’immisce dans les personnages, elle le fait à petits pas, redonnant de l’espoir à ceux dont le destin semblait écrit (Sylvain dans A hauteur d’homme, Baptiste dans Bagarres). […] Les gestes ancestraux que Proal met en scène (chasse, labours) – mais ce n’est pas l’aspect dominant de son œuvre, loin s’en faut – participent à ce rapport de force, à ce rapport extrême à l’existence et ne vont pas d’eux-mêmes. Ils fondent l’expérience humaine, les épreuves initiatiques que doit traverser le héros. Les personnages proaliens sont en effet sans cesse confrontés à la réactualisation problématique de leur sort, à cause d’une séance de braconnage (Tempête de printemps), ou du débourrage d’un poulain (De sel et de cendre). Devant ces défis toujours renouvelés, il est fatal que la mort soit parfois au rendez-vous.
La mort, chez Jean Proal, écrit le destin des personnages à la manière d’une tragédie car c’est une mort (la leur ou celle d’un autre personnage) qui révèle leur destinée : le Médéric, personnage du mystagogue pour Sylvain, puni par la montagne dans Tempête de printemps, Marthe, qui paie sa haine au prix fort dans A hauteur d’homme. Cette mort n’est jamais terrible en elle-même mais dans le passage, l’héritage, la passation qu’elle implique. Elle rend celui qui reste responsable d’un bout de monde, à la fois témoin et acteur, peut-être déjà condamné à l’impuissance. Les personnages proaliens tirent leur orgueil et leur force de la tension entre un passé dont ils héritent et l’avenir qu’ils doivent assurer coûte que coûte. Ce sont, en quelque sorte, des passeurs. Ce mot, ce rôle, encore une fois, sont à prendre au sens fort…[…] Ces passeurs sont, en outre, silencieux, car si les choses souvent se sentent, elles ne peuvent se dire. On ne parle pas – ou si peu – dans les romans de Proal. Les dialogues sont réduits à quelques échanges mûrement pesés (et la narration insiste sur le fait que les personnages eux-mêmes pèsent et économisent leurs mots). Père et fils (Les Arnaud), amants (Le Vin d’orage), frères (Bagarres), amis (Montagne aux solitudes) échangent à demi-mots et risquent très vite de ne plus se comprendre, de se perdre, faute de saisir l’instant de l’explication nécessaire, de la parole tendre. […] Cette règle des mots comptés, dans les dialogues de Proal, vaut également pour son écriture. Jean Proal n’est pas un écrivain bavard et chaque mot signifie pleinement ce qu’il évoque. Il est ce que l’on pourrait appeler un romancier-poète (et le genre poétique de ses deux derniers textes confirme cette qualité de son écriture) car son style a toujours recours à des images fortes, très incarnées, presque charnelles. […]
Jean Proal se présente comme le garant d’une authenticité dans son rapport à l’homme, à la nature, mais aussi dans son rapport à la narration. Eloigné de tout esprit d’avant-garde, sensible à ce qui se fait jour d’universel dans l’aventure de chaque individu, il n’a pas su prendre rendez-vous avec l’histoire littéraire. Pourtant, les documents d’archives prouvent qu’il n’aura eu de cesse de chercher à se définir en tant qu’écrivain, par rapport à un espace géographique auquel on le confine et par rapport à d’autres auteurs, eux-mêmes liés à cet espace. Son œuvre, qui a touché et touche encore des lecteurs par l’intensité de ses drames, met pourtant en son cœur la difficulté et la joie d’être au monde. […] Sa force et sa grandeur – qui nous donnent le sentiment que sa reconnaissance est essentielle – tiennent à l’aspect intemporel de ses récits : ils se nouent au cœur des relations humaines et de leur difficile épanouissement ; ils touchent à une dimension métaphysique de l’expérience humaine : la conscience de l’homme au monde, de ce qu’il est pour ses semblables, de son rôle de passeur dans le devenir des hommes. Si on a reproché à Proal de ne pas engager son écriture dans l’histoire contemporaine, c’est justement parce qu’il se place sur une échelle plus large, celle de l’humanité. La lecture de l’aventure humaine qu’il propose n’est pas focalisée sur son siècle, même si certains éléments discrets témoignent d’un ancrage historique (l’arrivée de la route dans la montagne, l’industrialisation des plaines de Camargue), elle s’intéresse plus au « sens de la vie intérieure, profonde, [aux] répercussions en profondeur, qu[’à] ces cercles concentriques qu[i] émeuvent la surface des assemblées humaines ». Le recours à des récits proches des mythes s’explique par cette tentation de donner un sens aux mouvements des hommes, de comprendre ce qui sous-tend leurs choix et de les confronter, par la fiction, aux mystères de l’existence (l’amour, la mort, le désir du pouvoir ou de la liberté, la quête des origines).
[label style= »default »]Extraits de l’Introduction, § l’œuvre proalienne, par Fanny Déchanet & Anne-Marie Vidal, in Jean Proal, créateur d’humanité, études réunies par Fanny Déchanet-Platz, publié en 2013 par Artois Presses Université p. 27-32[/label]
J’ai fini de lire avec un grand intérêt l’ouvrage « Jean Proal, créateur d’humanité ». L’introduction m’a tout particulièrement intéressé, notamment en ce qu’elle synthétise avec une grande précision tous les éléments qui ont concouru à son insuccès commercial et, par ricochet, à son oubli actuel. A toutes les raisons convaincantes que vous évoquez (accusation de régionalisme et comparaison dévalorisante à Giono et Ramuz, œuvre peu abondante, absence de modernité, origine modeste et timidité), je serais tenté d’ajouter une autre caractéristique qui a pu jouer en sa défaveur : son autonomie financière (travail salarié puis métier de commerçant) qui le « prive » d’une dépendance du milieu littéraire tant appréciée de certains « parrains » plus ou moins influents dans les hautes sphères. Ceux-ci préfèrent en effet l’écrivain maudit qui dépend d’autrui pour sa survie. Ainsi, le riche homme de lettres peut se glorifier d’aider une « pauvre âme » alors que Jean Proal, de par sa position certes réservée mais surtout digne, ne laisse pas de prise à ce genre de domination symbolique. Même s’il a souhaité « percer », il n’est pas homme à quémander. C’est aussi pourquoi sa lettre à Elian Finbert de mars 1942 m’a tant touché lorsqu’il semble avouer que son déménagement à Paris lui est contre-nature (et risque par-là de se solder par un échec) : « (…) jardiner, labourer et oliver en commun. C’est ça, la vie. La vraie vie. Et moi qui m’en vais à Paris!… » Pierre-Julien Brunet
Tempête de Printemps, le Maître du jeu I, 1932, éd Denoël / 1998, éd de l’Envol
À hauteur d’homme, le Maître du jeu II, 1933, éd Denoël / 1999, éd de l’Envol
Les Arnaud, 1941, éd Denoël / 1991, éd Terradou / 2008 Sablier éditions
Où souffle la lombarde, 1943, éd Denoël – prix Cazes / 1993, éd Haute-Prorence
Montagne aux solitudes, 1944, éd Denoël / 1997, éd de l’Envol
Bagarres, 1945, éd Denoël, (film, 1948, par Henri Calef ) / 2011, Sablier éditions
Suite montagnarde, 1948, éd Denoël / 1995, éd de l’Envol
Au pays du chamois, 1948, éd Albin Michel
De sel & de cendre, 1953, éd Julliard – prix SGDL / 1996, éd de l’Envol
Le vin d’orage, 1955, éd Julliard
Histoire de Lou, 1956, éd Gallimard, collection Blanche / 1997, éd de l’Envol
Camargue, 1954, & Denys Colomb de Daunant, éd Marguerat / 2008, Sablier édition
Magie de la Camargue, 1961, & Denys Colomb de Daunant, Ekkehard-Presse
Chasse en montagne, 1962, & Charles A. Vaucher, éd Marguerat
Chasse en plaine, 1962, & divers photographes, éd Marguerat
L’or de vivre, 1974, avec Anna-Eva Bergman, Lithographies, éd Eker-Presse
[cf Jean Proal, Anna-Eva Bergman, Hans Hartung – une amitié créatrice]
Farandole, 1971, avec Hans Hartung, suite lithographique, éd Poligrafa Barcelone
[cf Jean Proal, Anna-Eva Bergman, Hans Hartung – une amitié créatrice]
Jean Proal, Bagarres de la page à l’image, Revue n°10 des Amis de Jean Proal (2016)
Jean Proal, Les cloches d’Evolène et autres nouvelles, Revue n°9 des Amis de Jean Proal (2015)
Jean Proal, Chasse en montagne, Revue n°8 des Amis de Jean Proal (2014)
Jean Proal, le désert des manades, Revue n°7 des Amis de Jean Proal (2013)
Jean Proal et Jean Giono, échange épistolaire, Revue n°6 des Amis de Jean Proal (2012)
Jean Proal, Bleu de neige, Revue n°5 des Amis de Jean Proal (2011)
Jean Proal, Carnet de route, Revue n°4 des Amis de Jean Proal (2010)
Jean Proal, le métier d’ami, Revue n°3 des Amis de Jean Proal (2009)
Les Arnaud, le livre d’un doux sauvage, Revue n°2 des Amis de Jean Proal (2008)
Jean Proal, une écriture saisissante, Revue n°1 des Amis de Jean Proal (2007)
S’arrêter un moment avec Jean Proal, collectif, textes de P-L. Bessy, J. Drouin, V. Girard, J. Moulin, J-Y. Vallat, A-M. Vidal, J-P. Zuanon, éd des Amis de Jean Proal (1998)
A l’automne 1961, soit il y a un peu plus de cinquante ans, Jean Proal (1904-1969) recevait le Grand Prix de Provence de littérature pour l’ensemble de son œuvre (Henri Bosco et Louis Brauquier faisaient alors partie du jury). Que reste-t-il aujourd’hui, dans les mémoires, des romans de Jean Proal ? Lorsqu’ils sont évoqués, c’est souvent à l’ombre de ceux de Giono (qui est de neuf ans son aîné) ou de Ramuz : ils connaissent ainsi la destinée complexe et banale des romans « méconnus » ; banale parce qu’au colloque qui s’est tenu à l’Université de Lille 3 sur les romanciers méconnus du XXe siècle, en octobre 2011, Proal n’était qu’un des méconnus parmi la vingtaine d’écrivains évoqués, complexe parce qu’elle dépend étroitement du contexte culturel et politique du premier XXe siècle. (…) Si Proal a été surtout connu de son vivant comme le « romancier de la montagne », son véritable projet littéraire semble en réalité tendre vers une écriture au plus proche de l’humanité, ce que de nombreux échos, dans sa correspondance ou dans la presse, ont largement souligné et que nous essaierons de mettre en lumière. Introduction de Jean Proal, créateur d’humanité, de Fanny Déchanet-Platz et Anne-Marie Vidal. © Artois Presse Université, 2013.
Raymond Oursel, historien renommé, est, après Michel Ballerini, celui qui a réveillé et renouvelé l’attention envers Jean Proal. Il lui a, grâce à un profond travail de lecture et de recherche, consacré un ouvrage en 1990 Jean Proal (en lien étroit avec Suzon Proal et paru lors de la réédition de Les Arnaud aux éditions Terradou).
[L’historien est intéressé par cette] étrange destinée posthume qui, après une consécration incomplète et seulement régionale, l’a fait sombrer au plus profond de cet oubli immérité que, dans le moins mauvais des cas, les critiques littéraires appellent un purgatoire. […] le conteur, lui, ne cesse d’apprécier en Proal, d’abord la qualité visuelle et scénique qui fait se lever devant ses yeux, dès les premières pages, de véritables tableaux magnifiquement et pathétiquement construits, comme ces mises en scènes réussies où les détails du cadre, les placements des acteurs, la lumière suscitent l’action avant même l’ouverture de tout dialogue. […] Il admire corollairement cette excellence limpide et tourmentée à la fois de la langue, cette recherche, poussée jusqu’à l’obsession, d’un style substantiellement adéquat, pour ainsi dire mot après mot, aux humbles et grandes actions décrites dans la conque souveraine de la montagne, comme dans les replis des Alpilles ou les marais de Camargue. […] Tel est le résultat qu’on oserait mettre au défi quiconque aurait entrepris par hasard la lecture de Tempête de printemps, des Arnaud ou de Bagarres de ne pas dévorer le livre d’une traite et toutes affaires cessantes, comme le sultan écoutait bouche bée Schéhérazade […]. « …Ce bonheur éblouissant. Et, de jour de classe en jour de classe, de jeudi en dimanche, d’automne roux en hiver blanc, de printemps bleu en été blond, la vie coulait à plein bord comme une belle eau. »
(in Carnet de route, cf bulletin n° 4)
On ne croit pas que Giono, Ramuz ou Pourrat aient fait jamais mieux que ces phrases d’anthologie, qui ont la pureté et la fraîcheur galopante d’un torrent de montagne : peut-être, simplement, parce que Proal les avait vécues en plénitude, de sa chair et de son jeune sang, avant de les jeter bien plus tard sur les pages d’un cahier à dix sous. « Tout m’eût autorisé… à mener à côté d’eux une vie différente, à ne e mêler à eux que pour jouer. Au lieu de cela, j’étais un des leurs, en plein, compatissant à leur peine, partageant leurs soucis, travaillant avec eux de mes pleine forces d’enfant. »
(in Carnet de route, cf bulletin n° 4) Raymond Oursel, Jean Proal, in Annales de Haute Provence 1990, extraits p 9 & 17
Ignoré des revues, oublié de son éditeur, en partie disparu de la Bibliothèque nationale, Jean Proal est un écrivain trop méconnu. Son œuvre est pourtant d’une haute tenue littéraire, et la montagne y occupe une place remarquable. L’auteur lui-même y est né, en juillet 1904, à La Seyne-les-Alpes. Fils d’instituteurs, il y passe sa première enfance dans un hameau de montagne, dans l’un de ces hameaux isolés où vivront les personnages de ses romans. Cette enfance dans la montagne a sans doute eu pour lui une influence décisive. Il s’installe ensuite en Provence, où il vit en solitaire et où il écrit ses premières nouvelles pour une revue aixoise. La Provence sera la seconde grande source de son inspiration. C’est enfin Paris, où il peut – enfin aussi – publier ses œuvres : Tempête de printemps (1932), À hauteur d’homme (1933), groupés sous le titre Le maître du Jeu, puis Les Arnaud (1941) et Où souffle la Lombarde (1943), quatre œuvres qui font revivre le milieu montagnard et auxquelles il faut ajouter quelques nouvelles parues plus tard dans Suite montagnarde. A cette source d’inspiration se rattachent encore un conte, Histoire de Lou et deux remarquables études sur les chamois et la chasse en montagne. En l’absence presque totale de tout document, c’est peut-être dans ces dernières œuvres qu’il faut aller glaner quelques idées éclairant le sens de ses romans. C’est là que Proal rappelle par exemple qu’il a voulu peindre « le montagnard tel qu’il est », c’est là encore qu’il explique son intention de « dire un peu de la peine et de l’espoir des hommes ». En somme, il a simplement voulu se faire le peintre de la vie quotidienne des montagnards. Pas d’aventures dans ses romans, peu d’action, car ce romancier des hommes de la montagne n’a révélé que leurs joies et surtout leurs peines. Il est le romancier des drames obscurs et profondément humains qui se déroulent dans la montagne. Proal est passé maître dans l’art de suivre les imperceptibles nuances des sentiments de ses personnages. Les êtres qu’il évoque sont des êtres aux sentiments frustes et qui, par nature, refusent l’analyse, car chez eux « tout se passe au profond de leur chair, et leur vie intérieure est faite d’une suite de tempêtes muettes ». En dépit des difficultés que suppose cette idée – qui est peut-être la clé des œuvres de l’auteur -, celui-ci a le don d’exprimer toutes les subtilités psychologiques de ces hommes silencieux. Les personnages de ses romans atteignent alors une rare profondeur humaine, car elle se situe à la limite du conscient et de l’inconscient.(…)
Extrait de Le roman de montagne en France de Michel Ballerini © B. Arthaud, 1973.