14 € + frais de port
Format 12 x 19 / 128 pages
ISSN 1961-3334 ISBN 979-10-95637-06-6
édition AAJP, 2020
de JEAN PROAL
Revue n°14 de l’AAJP
Il s’agit cette fois d’inédits du Fonds Suzon Proal (fonds privé des Archives départementales des Alpes de Haute-Provence, transmis par M. François Blanco).
Livre cousu, sur papier couché satiné, impression Papergraf
La palette de ce numéro 14 regroupe des écrits de nature et de facture fort différentes. Des écrits intimes – notamment Journal 51 et Lettres à Suzon ; des textes de réflexion, sans doute nés de l’événementiel ou d’occasion ponctuelle – Réhabilitation du temps qu’il fait, Noël 61, Impressions couleur feuilles mortes (écrit à l’âge de 17 ans) et Lettres de M. de Saint-Denis à Suzon Proal après la mort de l’auteur ; des projets d’envergure pour la radio ou la télévision, afin de faire partager son amour de la littérature ou son inquiétude au regard de la menace qui pèse sur la montagne – La vie intellectuelle en Provence, La fenêtre ouverte et Les deux versants de la montagne (envisagés sous un programme durable notamment avec la radio belge).
Ensemble auquel il nous a semblé pertinent de joindre une critique riche et judicieuse du roman De sel et de cendre, à sa parution – afin peut-être que l’importance de son amour pour la Camargue ne soit pas oubliée.
Un Avant-dire précise toutes les dates, les destinations, les destinataires et correspondants présents dans ce n° de revue.
Avec les contributions d’Annie Chazal, Anne-Marie Vidal & Sylvie Vignes
Images : AD 04, photographies & dessins de membres de l’AAJP
– Le Journal 51 commence ainsi
mercredi 21 février
Mort imminente de Gide lue dans les journaux (en réalité, journaux du 21, il était mort dans la nuit du 19 au 20). Hier soir j’ai pris son Journal que je n’avais pas lu. Il m’a semblé que c’était bien – que c’était sinon l’aider au moins lui rendre le seul hommage possible et digne, à l’heure juste où sa mort le rendait irrévocable (“construire le visage de sa mort”, journal Rilke).
Je ne l’aurais pas fait (pas dans ce sens journal et pas à cette “occasion”) sans l’opération du mois dernier. Cette porte qui vient de s’ouvrir devant lui, elle s’est entrouverte devant moi il y a un mois. Sur une lueur qu’on ne peut plus oublier – et qui change tout. Quelque chose qui donne droit.
NB = Contextualisation : peu après sa rencontre avec Suzon – rencontre qui a littéralement bouleversé sa vie Proal a dû suivre une opération assez risquée… et il écrit ce texte quelques mois plus tard.
– Lettre à Suzon
La vie avait pris pour nous ce fantastique virage. J’ai eu envie de téléphoner tout à l’heure. Je ne l’ai pas fait pour ne pas te donner la seconde d’angoisse de l’appel venant de Paris. Mais je suis avec toi, plus encore que je ne le suis à tout moment – de tout mon être, de tout ce qui fait mes forces, mes sources profondes. Je vais me coucher, je vais te prendre avec moi, dans tout mon cœur, te garder, t’entourer – et te dire, si doucement, si tendrement : bonne nuit, ma Suzon !
Essai de réhabilitation du temps qu’il fait
Il avait senti, non pas dans le vent informe, tassé à tous les carrefours de la ville, non pas dans les fumées d’essence et de charbon, non pas dans le grondement humain qui déforme et déguise le bruit de la terre tournant sur son axe, il avait senti passer la même annonce et la même menace qui alertaient au même moment les bêtes et les hommes – et sans doute les plantes – sur les lointains hauts plateaux. Par quel sens ? Le long de quelles antennes ! Pendant la nuit le grand froid venu de l’Est avait givré le trottoir, glacé les ruisseaux et toutes les bouches d’égout fumaient dans le matin gris d’hiver parisien. Moi, j’étais fier de mon concierge car je pensais – et je pense encore – qu’il est plus important de sentir le temps qu’il va faire, de savoir allumer un feu sous la pluie, de prévoir la migration des oies sauvages, de savoir que les oies sauvages vont passer dans le ciel, de savoir le jour de juillet où s’installe la lumière d’automne…
Les deux versants de la montagne
C’est un pays où les gens parlent peu. Je tâcherai de vous expliquer pourquoi, mais c’est un fait et il vous saute à l’oreille : ils parlent peu… Et ce silence cache quoi ?… signifie quoi ?
Leur méfiance, d’abord. On s’est moqué d’eux trop souvent. On a exploité trop souvent leur crédulité et leur manque d’expérience… Leur mépris, un peu. On est facilement sans pudeur pour des femmes engoncées de noir jusqu’aux cheveux, pour ces hommes austères. On est facilement grossier devant ces pudiques. On est toujours prodigue, devant ces économes… Leur envie, aussi, (malgré le mépris et la méfiance). Ils comprennent mal que la vie de ces vacanciers est peut-être aussi dure que la leur. Ils ne peuvent pas croire qu’il puisse exister une vie aussi dure que leur vie. C’est un peu vrai, mais ils le croient davantage encore…
La vie intellectuelle en Provence
La Provence a un climat intellectuel – qu’il est d’ailleurs assez difficile de définir ou de cerner. Mais je crois qu’il faudrait d’abord faire justice à un certain nombre d’idées toutes faites. Il est trop commode de penser à ce pays comme à un pays facile, un pays de sommeil et de paresse où l’artiste n’aurait qu’à se laisser vivre.
La Provence est avant tout un pays tragique – non pas triste ou sévère, mais dépouillé souvent jusqu’à la nudité et difficile à approcher. De grandes lignes simples et sobres, des collines brûlées, le gris de perle des oliviers, la flamme noire des cyprès. Voilà pour le paysage. Et les hommes sont à son image : simples et droits, nobles aussi – défendus par une pudeur qui cache soigneusement leur vie intérieure.
La fenêtre ouverte
Ce plein air – que je voudrais écrire et prononcer comme plain-pied ou plain-chant –, ce grand air que tout le monde aime et recherche, je ne me donnerai pas le ridicule de vouloir en découvrir les vertus. Je voudrais seulement qu’ensemble nous en prenions une conscience plus claire, plus vivante, plus profonde – que nous apprenions ensemble à nous en servir pour en tirer plus de joie.
Savoir regarder, écouter, sentir, goûter, demande réflexion et s’apprend. Il ne suffit pas d’être béatement ouvert à toute sensation : les sens se contrôlent, s’éduquent, élargissent leur champ de perception, perfectionnent leur acuité, et le grain qu’ils engrangent devient bientôt – par cette gymnastique – nourriture intellectuelle et morale : donc essentielle.
Métanoïa © Yves Mugler