Ils se sont connus, les deux Jean, en 1929. Proal fut de suite dans un accueil et une admiration enthousiastes ; alors, il a compris l’expression, comme il écrira plus tard, ‘tombé sous le charme’ (cf. p 9).
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Format 12 x 19 / 80 pages
ISSN 1961-3334
édition AAJP – 2012
de JEAN PROAL
Revue n°7 de l’AAJP
Contributions de Sylvie Vignes (une des grandes lectrices et spécialistes de l’œuvre de Giono) par une introduction et un commentaire des lettres et de Anne-Marie Vidal.
Cette correspondance couvre les années 1929 à 1931, puis de très brefs mots et après le décès de Proal, en 1969, une lettre de Suzon, sa veuve. Le thème essentiel est tissé des préoccupations d’écriture et d’édition. Quatorze lettres de Proal, neuf de Giono – sachant que probablement, du moins à cette période, des rencontres eurent lieu.
Il y a des résonances partagées. Peut-être – car trop souvent et encore plus en Provence (où Giono est toujours la seule “référence”) se perpétue l’affirmation que l’écriture de Proal est mineure et dans l’ombre de Giono – cet échange entre eux permettra-t-il de situer un peu mieux la voix singulière, reconnue par Giono lui-même, de Proal. Du moins, espérons que ce puisse être ‘un pont jeté entre les uns et les autres’, gioniens et proaliens…
Vous avez eu sur moi, malgré les peu nombreuses années passées ensemble, une influence que vous êtes sûrement bien loin d’imaginer. Je crois que je ne puis mieux faire que de tenter de vous la décrire sous forme de parabole.
En ce temps-là vivait un arbre – il était né, quelque part sur la terre, mais le bon vieux terreau qui serrait ses racines plongeantes, mais le soleil et la pluie qui tour à tour le baignaient, mais le vent lointain qui le caressait, mais les matins et les soirs, et les lunes et les printemps et les hivers qui passaient sur lui en firent bientôt un arbuste fou […]
(Proal, p. 27)
© signature Jean Proal
Cette histoire que vous allez mûrir et travailler en pensée va se transformer, vous n’aurez pas besoin de redire ce que vous avez dit. Vous n’êtes pas pauvre mon cher ami, vous êtes trop riche. Composez votre histoire sur un rythme simple, noble et émouvant. Vous le pouvez. Puis, contez-la en disant le nécessaire et pas plus. Un coup de pouce parfois plus appuyé, juste quand il faut, et vous serez vous-même étonné de votre puissance. Les drames éternels des grecs, ils sont là autour de nous, droits et noirs comme des cyprès. Faites-les chanter.
Écrivez-moi, tant que vous voudrez, vous ne me “raserez” jamais, au contraire.
Je ne donne mon amitié que rarement et chaque fois parce que ça me fait plaisir. Cette fois ça m’a bien fait plaisir, croyez-le. (Giono, p. 31)
Je travaille à mes Arnaud, avec une confiance que je n’avais jamais eue – et j’ai bon espoir.
La source est bonne et l’eau est claire, dites-vous ! les Dieux vous entendent – mais alors il faut comparer ma cervelle à un bassin de décantation… car il y vire de grands tourbillons impétueux qui voudraient se ruer et qu’il me faut canaliser… C’est parfois bien dur… (Proal, p. 32)
Excusez-moi de ne pas vous avoir adressé encore accompagnés de la flûte comme je vous l’avais promis. Je les attendais, je viens de les recevoir, ça va partir. Excusez-moi auprès de votre frère. Il m’a adressé son conte – entre parenthèse il est très beau ainsi remanié – il y a déjà quelques mois et je ne lui ai pas encore répondu. Dites-lui que je pense à lui, que je m’occupe de lui et que j’aurai bientôt de bonnes nouvelles à lui donner. Qu’il ne se lasse pas. Je ne dis pas “décourager” parce que quand on a son talent on ne peut pas se décourager et on ne doit pas. Dites-le lui bien. J’ai tant à faire avec la parution de “Baumugnes”, à terminer Vents de Printemps et avec les traductions. D’ailleurs je le verrai en octobre mais dites-le lui bien je serai désespéré qu’il croit que je l’ai oublié
(Giono, à Paul, le frère de Jean Proal, p. 33)
D’ailleurs, patientez. Au plus on gardera votre livre au plus ce sera bonne marque car cela indiquera que votre manuscrit passe de main en main, preuve évidente qu’il a intéressé son premier lecteur. Et puis ne soyez pas abattu. Rien ne doit vous empêcher d’écrire. Il faut que ce soit tellement vrai qu’un échec même vous soit un réconfort et comme un coup sur une balle élastique vous fasse bondir plus haut.
Vous plairait-il de collaborer à un hebdomadaire littéraire (genre Candide) qui se crée à Marseille – intitulé “Vasco” directeur Pierre Barlatier ? (Giono, p. 35)
© signature Jean Giono
Maintenant ça va mieux. Je ne regrette pas d’avoir fait Mirage, quoique bien inférieur, car je sens que tout ça contribue à m’apprendre mon métier.
Et puis j’en ai déjà un autre dans la tête. Je vous dis que j’écrirais même avec le cul dans l’eau. Ça s’appellera soit Les Fêtes de Pan, soit Le Meneur ou Le Maître du Jeu : L’appel, la revanche, la défaite, puis, en conclusion, le début d’une autre victoire, victoire éternelle du jeune Dieu, avec une autre victime – victime bienheureuse. Ce sera la crise de la puberté – 18 à 20 ans – sur un jeune homme bien sage de ma montagne, qui va le changer en démon. – Jeunesse-printemps-amours – puis la sagesse le reprendra – la terre, le mariage – tandis que son jeune frère sentira à son tour l’appel du Dieu. En résumé, un hymne païen à la jeunesse et à la nature. (Proal, p. 42)
Je pense souvent à ce dernier dimanche que nous avons passé ensemble. Ça m’a fait un bien immense. Mon cher Giono, c’est fameux de pouvoir de temps en temps se déboutonner un peu… ça soulage.
Solitude de la Pitié est très émouvant. Vos amitiés d’hommes s’éclairent maintenant pour moi d’une façon nouvelle. Vous avez toute ma sympathie, toute mon amitié.
(Proal, p. 46)
Vous êtes un type dans le genre du tonnerre de Dieu.
Votre grand troupeau m’a littéralement passé par le ventre et j’en suis encore tout moulu – j’ai l’impression très nette que votre livre de guerre sera Votre livre.
Je garde un souvenir merveilleux de cette journée passée avec vous – et j’espère que nous aurons l’occasion d’ici peu de remettre ça. Vous savez que vous nous avez promis de venir bientôt – et je vous conjure de regarder notre maison comme la vôtre.
(Proal, p. 47)
Ne vous cabrez pas. Vous êtes mon ami pour plusieurs raisons. D’abord parce que depuis à peu près quarante ans, je lis vos livres et je les aime – et ils m’ont apporté beaucoup. Ensuite parce que pendant vingt ans – 19 exactement – j’ai été la compagne émerveillée de Jean Proal. Or, seul un stupide malentendu a pu interrompre une amitié si bien commencée et à laquelle je dois vous dire que Jean est demeuré fidèle.
Je viens de relire vos lettres de 29. Quel bien vous avez dû lui faire ! Je voudrais vous dire quel être merveilleux il était… J’aimerais parler de lui avec vous. Je vais de temps en temps à Manosque chez son neveu*. Je n’ai pas osé aller vous voir. Mais si vous le permettez la prochaine fois, je le ferai. Je vous dis mon admiration et mes sentiments reconnaissants.
(Suzon Proal, 19 mai 1969, après le décès de son mari, p. 49)
par Sylvie Vignes – Introduction et commentaires
Datée du 8 avril 1929, la première lettre de Jean Proal à Jean Giono est si étonnante d’humilité, si vibrante d’espoir qu’elle donne presque l’impression de lire les mots d’un adolescent, tiraillé entre fougue et timidité, à un vénéré patriarche du monde des lettres. Illusion renforcée, bien sûr, par le fait que Giono a, depuis, été consacré par la critique littéraire comme un des plus grands auteurs du xxe siècle, tandis que, malgré une œuvre originale, dense, drue, sans concessions, Jean Proal, en revanche, n’a pas encore atteint à la reconnaissance qu’il mérite et à laquelle ses défenseurs et illustrateurs ont toujours bon espoir de le voir accéder.
(Sylvie Vignes, p. 13)
Ni plagiats ni pâles imitations, décidément, entre ceux qu’on a envie de saluer comme les veilleurs de Puimoisson, mais ils ont eu en commun la passion de certains paysages et, entre eux, surtout, des images et des idées semblent avoir, pendant quelques mois, passionnément circulé. Il convient probablement d’ailleurs de ne pas sous-estimer l’émulation intellectuelle ni la richesse de ce qu’on pourrait appeler une postérité intertextuelle : telle métaphore ou tel motif que l’on retrouvera ensuite sous la plume de Maria Borrély, de Giono ou de Proal est sans doute née dans ce riche creuset collectif et fera ensuite un chemin très différent dans chacune des ces œuvres typées.
(Sylvie Vignes, p. 22)
Jean Proal au Lycée Gassendi
On sent le jeune Proal tiraillé entre répugnance naturelle à solliciter un appui et détermination à mettre toutes les chances de son côté : on ne peut qu’être touché, après les embarras de l’entrée en matière par la candide limpidité des aveux qui suivront : « Je serai très heureux de le voir paraître dans Commerce par exemple… Ça servirait beaucoup à me faire connaître », « J’ai tellement besoin de ne pas douter de moi ». Il est clair qu’il n’y a là ni calcul d’ambitieux ni fausse modestie ; juste le légitime besoin qu’éprouve tout créateur d’être lu après avoir obéi à une nécessité intérieure et s’être mis tout entier dans une œuvre.
(Sylvie Vignes, p. 52)
Faute de connaître les premiers états des textes de Proal, nous ne pouvons juger s’ils sont adaptés, et si effectivement Proal péchait au début par « excès de Richesse » : telles qu’elles nous apparaissent après publication, elles peuvent paradoxalement sembler moins touffues que certains romans de jeunesse de Giono lui-même ; les conseils qu’il donne à Proal sont précisément ceux qu’il suivra lui-même, près d’une décennie plus tard, amorçant un virage vers des sujets nettement plus sombres et vers un style d’une sobre intensité. C’est aussi de 1939, d’ailleurs, que datent les premiers écrits de Giono sur les auteurs de l’Antiquité.
(Sylvie Vignes, p. 55)
D’une générosité « hémorragique », Giono peut s’interrompre en pleine rédaction pour recevoir des visiteurs inconnus qu’il retient souvent pour le repas… quitte à pester soudain, un jour, dans son journal contre ceux qui n’ont, pour son travail, aucun respect. […]
Dans le domaine des rapports humains et des rencontres amicales (on ne peut qu’être frappé par la récurrence des mots « ami » et « amitié » dans cette correspondance), Jean Proal et Jean Giono n’avaient justement, semble-t-il, ni le même vécu ni les mêmes attentes. Proal le réservé, l’hypersensible, qui, dans sa première lettre à Giono, avoue sa réticence instinctive face aux « amitiés soudaines » par crainte légitime des « retombements », s’étant livré à celle-là sans frein et ne recevant pas en retour un investissement amical aussi entier, privilégié et durable qu’il l’espérait, a pu se sentir trahi.
(Sylvie Vignes, p. 61)
De sel et de cendre, un des meilleurs et sans doute le plus novateur des romans de Jean Proal, paraît en 1953. Publié chez Julliard, il est très justement récompensé par le Grand Prix de la Société des Gens de Lettres.
Giono sera à son tour amené à écrire sur cette région qui n’est pas plus la sienne qu’elle n’est celle de Proal. C’est d’abord en format in-quarto aux éditions Clairefontaine à Lausanne que paraît en 1960 un ouvrage nommé Camargue, où le texte de Giono voisine avec de superbes photographies en noir et blanc signées Hans W. Silvester. Sans ce titre, le petit texte de Giono intégrera ensuite le recueil Ennemonde et autres caractères, publié chez Gallimard en 1968.
Or, à ne considérer que ces deux fictions, on peinerait à imaginer deux approches plus différentes de ce pays si riche de sa sauvagerie et de ses légendes qui a déjà inspiré de nombreux écrivains. […]
Hélène, dans son mal-être radical, n’évoque aucune héroïne gionienne ; si son exploration du néant est explicitement rapprochée des expériences de la mystique négative, sa lutte quotidienne, à la fois courageuse et rageuse – « j’ai dit ‘enragé’ pour dire ‘seul’, dira Lecomte –, désespérée contre la faillite, les « jour[s] de hargne sournoise », et la pellicule grise qui couvre tout son domaine, tout son monde évoque plutôt, bien avant l’heure, la Rosetta des frères Dardenne à condition qu’elle se montre… accessible à la pitié.
Or, au détour d’une page où Proal a déjà, avec la même élégante discrétion, salué Des souris et des hommes de Steinbeck, émouvante surprise, la pathétique nouvelle Solitude de la pitié de Giono est à son tour convoquée […]
(Sylvie Vignes, Épilogue, p. 68-9)
Jean Giono
D’abord, ainsi attristée par cet homme timoré (maladroitement demandeur parce qu’il ne s’assume pas comme tel), il semblait que la publication de cet échange n’aurait de sens que pour les lettres de Giono. Puis, le choc dépassé, dans un second temps a surgi une question essentielle : n’est-ce pas précisément la timidité (vulnérabilité et fragilité), le doute et le besoin éperdu de compréhension de Proal qui est le plus touchant ? N’est-ce pas la surestimation et l’idéalisation de Giono – sorte de père spirituel qui incarne au mieux la vérité d’un auteur en herbe ? De là, plus tard, la déception de Proal, sur le strict plan des rapports personnels – pas quant aux qualités de l’écrivain (dont en 1956, il parle à la radio). […]
Cette correspondance souffre non seulement de sa grande brièveté mais encore du contexte étroit des soucis éditoriaux de Proal.
Une amitié (peut-être plus prononcée dans les mots que concrète ?) à plusieurs égards déséquilibrée. De toute façon, qui rapidement devient univoque.
Bref, « sachant que ce qu’un homme écrit à un autre il ne l’écrit pas au public » (Rousseau, Les Confessions), sachant que l’échange épistolaire est d’une toute autre eau que les œuvres, ce mince dialogue obligera le lecteur à ouvrir sa générosité – envers chacun des deux correspondants pour accueillir leurs maladresses sans oublier le terreau de leurs qualités humaines.
(Anne-Marie Vidal, Brève, p. 73-4)