Roman
de JEAN PROAL
Ed. Denoël (1944)
Le roman se présente sous forme de deux journaux intimes – facture singulière et unique dans l’œuvre de l’auteur.
Un projet de synopsis d’adaptation pour le cinéma (Henri Calef qui a adapté Bagarres n’a pu trouver un producteur) et pour la radiophonie, sous le titre Les amandiers du destin, furent écrits par l’auteur.
Franck A. Hedgcock en avait fait en 1951 une traduction anglaise mais n’a pas réussi à conclure avec un éditeur…
[…]
Je l’attends, appuyé à un chêne, et je sens le long de mon dos le rude toucher de l’écorce. Entre les arbres le ciel est comme un lac où le soleil a laissé une transparence dorée. Le vent du soir s’est levé des fonds et arrive en dansant sur les blés déjà hauts, se pousse entre les arbres, et me souffle au visage son haleine qui sent l’absinthe mâchée. De l’autre côté de la vallée, le plateau de Messiplane est une immense table sombre, lourdement posée sur la terre, dressée pour les dieux de la nuit. Au loin, vers le pont d’Aiguines, le Verdon luit doucement.
Je l’attends, et elle arrive, et mon sang frappe durement dans mon coeur, car je ne savais pas qu’elle était si belle. Elle arrive en courant, silencieuse sur ses sandales de corde, et son pas dansant n’arrache pas une pierre du chemin. Elle rit, d’un rire muet qui est autant le rire de tout son corps que le rire de ses dents ou de ses yeux.
Elle est dorée comme une alberge mure : ses jambes nues où courent avec les muscles des reflets d’huile blonde, ses bras nus, son cou nu et son visage. Quand elle pénètre sous les arbres, il n’y a plus que sa robe qui semble éclairée par le dedans et ses cheveux qui s’allument. La robe et les cheveux se sont approchés et elle est là tout entière. Toute la lumière du ciel est accrochée à ses yeux. Et toute la chaleur de la terre est maintenant contre moi.
[…]
L’amitié, ce n’est pas ne faire qu’un à deux personnes. Ce n’est pas possible, et ce serait trop commode. Etre amis c’est au contraire, être deux, et le savoir, et ce n’est qu’au fond de l’amitié qu’on découvre jusqu’à quel point on est deux et la joie d’être deux. Ce n’est pas supporter ni pardonner, pas plus que ce n’est admirer ou approuver. Ce n’est pas non plus ignorer. Devant l’amitié, les mots qui jugent, qui pèsent et qui mesurent n’ont plus cours.
Etre amis c’est être deux ensemble, d’un côté de la barricade et le monde de l’autre côté. C’est partager un bout de pain et sentir que ce pain n’aurait pas le même goût si l’autre n’en mangeait pas. C’est se réveiller dans la nuit et sentir que l’autre sommeil s’est suspendu et guette. C’est s’endormir avec la sécurité que donne le paisible voisin. C’est partir dans la montagne avec un pas qui sonne dans le vôtre, un cœur qui bat comme le vôtre, un souffle qui se reprend et se prolonge au rythme du vôtre et des muscles qui jouent aux endroits où les vôtres ont joué. C’est avoir une réserve de muscles d’os et de sang, et une réserve de courage. C’est avoir deux échines pour supporter le poids du monde.
« Lire enfin ta Montagne aux solitudes, tu l’as bougrement amélioré, ton Galliera est magnifique… il est d’une solidité, d’une vie, d’une profondeur toutes tiennes. Les déjetés, les verrouillés, les gueules de malheur, les silencieux tu les connais bien et alors tu les rends – que pardon ! »
Marie Mauron, 30 juin 1948
Il y a une proximité, une connaissance de la nature bien propres à émerveiller les pauvres Parisiens dont je fais partie. Une retenue chez Galliera et une suffisance (est-ce bien le mot qui convient) chez Faucherand qui me paraissent parfaitement bien rendre leur caractère en même temps que leur “présence au monde”. Cette tragédie de Galliera, est-ce qu’il n’en aurait pas guéri un jour s’il n’allait pas jusqu’au bout de son geste ? On n’oublie pas, mais les plaies se referment lentement, malgré tout, malgré nous…
Et cette jeune Claire, valait-elle cet amour de Galliera ? J’en doute. L’artiste parisien était plus fait pour la séduire (aux deux sens du terme) que le petit orphelin qui restera toujours un peu frustre (aux dehors) en même temps qu’une fontaine d’amour, pour tout l’amour qu’il n’a pas reçu et qu’il a à donner.
Comme c’est beau ces images que son imagination fait défiler : son acceptation par les parents de Claire, sa vieillesse où on dirait de lui « c’est celui de Ramières ». Être adopté – son rêve d’enfant, son rêve de toute une vie.
On sort de ces pages bien triste. Mais bien sage aussi, je pense. Comme notre enfance fut douce en comparaison. Comme nos amours furent réciproques… pas toujours certes. Mais enfin.
Élisabeth Santa-Croce