Roman
de JEAN PROAL
Ed. Denoël (1945)
Remarque : le Film de Henri Calef, scénario d’André Beucler, en 1948 (cf Jacques Galas, in Carnets du Ventoux n° 75, avril 2012)
[NB : l’auteur avait d’abord intitulé Bagarres : “C’est l’amour qui a tout sauvé”]
Jean Proal écrivait en décembre 1946, dans la rubrique “Nos Auteurs” du Courrier Denoël :
« Mon dernier bouquin ! Bagarres : une histoire de la solitude et de la fatalité.
J’ai hanté dix ans le Ventoux. En long, en large et en hauteur. En profondeur aussi, car je crois avoir entendu battre son cœur secret. Cette montagne qui m’a paru d’abord dérisoire a pris peu à peu pour moi son sens et sa vertu de montagne car, les “touristes” partis, elle me restait intacte. Intacte : accessible à l’amour seul. Aussi fermée, aussi secrète, aussi hautaine que les grandes cimes. Vivante aussi : chargée de plantes et de bêtes, baignée de ciel vivant, changeante au gré des heures et des saisons. J’ai placé une femme dans cette montagne. Comme elle secrète. Pure comme elle. Intacte : de cœur et de corps. Et démunie. Libre. Disponible. Puis j’ai laissé faire la vie. C’est-à-dire les hommes, puisqu’on n’est jamais si seul que cette solitude ne heurte une autre solitude.
L’aventure qui déclenche le drame, je l’ai voulue vulgaire, sordide même. Une histoire de couchage entre un vieux riche et sa bonne. Un couchage pour de gros sous. Une pauvre aventure humaine.
Et l’amour qui intervient, pour tout gâcher : l’amour pour un homme ou une femme – ce malentendu… Mais l’amour aussi qui sauve tout : l’amour pour nous, tous les hommes – l’amitié humaine. »
Maintenant, c’est l’automne, et Carmelle vient de s’apercevoir qu’elle ne joue plus à être heureuse. Elle est heureuse. Il y a en elle, tout au fond, une place sensible, le souvenir de Jacques : cet espoir et cette trahison. C’est comme une plaie, mais si bien refermée, si bien enfermée qu’il faut mettre le doigt juste dessus pour en souffrir. Et c’est peut-être cette présence qui donne tout son prix au reste. Elle est heureuse, d’un calme bonheur, de ce bonheur qui est juste, ce matin, à la mesure éclatante du beau matin d’octobre.
A travers le feuillage de bronze du sorbier le ciel s’arrondit sur la combe sans une fêlure. Depuis quelques jours les journaliers ont quitté le domaine et le silence est revenu : le beau silence paisible d’arrière-saison.
Une brise légère vient de faire chanter les feuilles du sorbier. Sous la terrasse, dans la vigne, une grive a sifflé. Carmelle s’est mise debout et s’étire, heureuse à pleine peau. Martha qu’elle a prise maintenant à son service, commence à dresser la table sur la terrasse.
Un moment, Carmelle la regarde. Il y a en elle — malgré l’habitude qui commence à lui venir — une espèce de rire incrédule. […]
Elle s’est détournée. En quelques pas — et il y a maintenant dans son allure une aisance nouvelle — elle a franchi les rochers qui séparent la terrasse du bassin, elle a disparu derrière les peupliers qui le bordent.
Dans sa margelle de pierre l’eau joue avec quelques feuilles jaunes, toute pétillante d’éclats de soleil. La solitude. Le silence ensoleillé. Et cette pureté de l’automne. Sans une hésitation — juste un rapide regard circulaire — sa robe tombée à ses pieds, elle a sauté à l’eau.
Beaucoup d’échos d’auteurs :
Jean de la Varende, Thyde Monnier, Marie Gasquet (« épopée virile » écrit-elle), Marie Mauron (qui dans une très longue lettre saluant la grandeur de ce roman écrit « un foutu beau livre, Carmelle en montagnarde dévoyée, d’une bergère tu en fais une louve écrasée de sa fatalité… »). Un collègue et ami, sous le pseudo de Henri Monnet lui écrit le 22 septembre 1948 même un long poème en vers célébrant Carmelle…
Divers échos sur ce livre et un article de Claude Mauriac en 1948 autour du film…
Jean Proal et les Tragédies Paysannes
Une femme, une simple paysanne, inspire aux hommes des passions meurtrières ; autour d’elle, et pour elle, ces hommes ne pensent qu’à s’exterminer. Telle est la tragédie que nous conte Jean Proal dans son nouveau roman Bagarres, sorte de “Diabolique” ayant pour théâtre le Ventoux.
– Au-dessus de tant de crimes dont ce livre porte le récit, précise l’auteur, j’ai voulu donner une certaine image de la solidarité. J’attache beaucoup d’importance, par exemple, aux réactions d’une femme comme Martha, qui se comporte humainement.
– Vous avez su développer le récit dans une atmosphère pathétique toujours très tendue. Peut-être là, précisément, les critiques vous chercheront-ils une petite querelle. Ces êtres nécessairement frustes que vous représentez sont-ils capables de vivre ainsi, disponibles sans cesse pour une interprétation dramatique de l’existence ?
– Vous rouvrez le procès d’un genre auquel on ne saurait d’ailleurs identifier mon œuvre. Je ne suis pas un romancier paysan ; mes personnages n’appartiennent que par hasard au milieu rustique. J’évite avec soin les transpositions lyriques habituelles aux tenants du genre. Il est, me direz-vous, une transposition que l’on ne peut éviter. L’auteur prête aux êtres qu’il anime ses réflexes personnels, son impressionnabilité poétique. Mais je crois sincèrement Qu’il y a parmi les gens dont je parle des êtres extrêmement sensibles qui “sentent” les choses s’ils ne peuvent pas les traduire. Une pudeur naturelle et l’absence en eux du don d’expression finissent même par leur faire mal.
Telle est la thèse du romancier. Disons enfin que sa nouvelle œuvre présente des mérites assez solides pour supporter ces critiques tout extérieures du lecteur citadin, dont, au fait, les lecteurs paysans – et c’est la réponse de Jean Proal – ne se solidarisent nullement.
24/04/46, in Le Figaro, Courrier des Lettres
Fanny Déchanet-Platz, in Jean Proal, créateur d’humanité p 78 (APU) disponible à l’AAJP.
« Par sa construction thématique, et formelle (en certains points), Bagarres fait clairement écho à la tragédie et propose une mécanique implacable tout autant qu’une réflexion sur cette mécanique qui permet dans une certaine mesure de la désamorcer.
Si l’on lit Bagarres du point de vue des voisins de Chantelouve ou des gendarmes qui donnent l’assaut à la cabane, l’intrigue se résume à un véritable fait divers : l’amant de la jeune maîtresse – une gueuse qui a séduit le vieux maître et tous les autres – vient d’assassiner le fermier du domaine. Si l’on le lit du point de vue de Carmelle, il s’agit d’une véritable tragédie […] »
Cf. aussi Fanny Déchanet-Platz, in Carnets du Ventoux n° 75, avril 2012
Cf. Christian Morzewski, in Jean Proal, créateur d’humanité (APU) disponible à l’AAJP
A la sempiternelle question […] – comment un tel livre peut-il être aussi méconnu -, ce roman de Jean Proal ajoute un désespérant post-scriptum : comment un tel écrivain peut-il être cantonné dans les auteurs régionalistes ? Ou alors l’immense René Char doit aussi être rangé dans cette catégorie.
Bagarres est une histoire intemporelle, un blues rural et tellurique d’une force inouïe : dur, dense, direct. Brut, sans le moindre non-dit et pourtant tout en suggestion, tout en finesse. Une œuvre tissée dans une prose poétique où les descriptions ont la violence et la beauté de l’éclair. Un nouvel exemple de perfection littéraire, c’est-à-dire de fusion entre fond et forme par l’écriture.
Par-delà tous les clichés potentiels de cette histoire d’amours tragiques pour une femme fatale, Jean Proal entrelace tour à tour et tout à la fois les deux sens du mot « aimant » : celui qui aime et l’objet qui attire. Parfait huis clos dans une Haute-Provence qui n’est pas un simple décor mais une force parmi d’autres, humaines ou non. Au milieu de corps faits de sang, de chair et d’os. Avant que tout cela ne disparaisse pour redevenir poussière.
Pierre-Julien Brunet (http://surbouquin.blogspot.fr)
Dès 1948. Henri Calef tourne Bagarres sur un scénario d’André Beucler (l’auteur de Gueule d’amour) avec Maria Cazares, Roger Pigaut, Jean Murat, Orane Demazis, Jean Vinci, Jean Vilar, Edouard Delmont, Mouloudji, entre autres…
Mon cher Proal,
[…] Mon silence est dû à un surcroît de travail et à une extrême fatigue car avant de commencer à tourner il m’a fallu faire le crochet par Malaucène pour m’imprégniez une fois encore du cadre, des individus, de la terre, pour essayer de l’insuffler aux comédiens et de la faire sentir à travers la pellicule. Le travail s’effectue à une cadence intensive ne me laissant même pas le temps de souffler. Cependant il se poursuit dans une atmosphère très agréable, et encourageante. Tous se sont mis à aimer leur personnage, comme aussi bien les techniciens ont adopté l’histoire. Il s’est produit une sorte de cristallisation sympathique autour du pôle Bagarres.[…]
Henri Calef à Jean Proal, 14 mars 1948
Le Sablier Éditions, 2011 (rando roman)