Roman
de JEAN PROAL
Ed. Julliard (1955)
Jean Proal propose, avec ce roman, une nouvelle manière. Il s’agit d’un quasi huis-clos, se déroulant au cours d’une même nuit entre quatre personnes, deux couples. Les rivalités s’y exercent de manière spéculaire, de femme à femme (Isabelle et Vive) et d’homme à homme (Julien et Bruno), mais aussi de manière générationnelle, de père à fils et de femme mûre à jeune femme. Et la mystérieuse Clémence qui semble incarner le poids du destin…
L’auteur s’étant exercé depuis longtemps à l’écriture théâtrale par ses multiples projets d’adaptation (théâtrale, radiophonique ou cinématographique) de ses romans, on comprend que Le vin d’orage manifeste cette grande maîtrise d’expression de la tension psychologique – dans une facture très proche du genre théâtral.
Il sera adapté par Proal pour le théâtre, sous le titre La Salamandre (mais cette version ne sera jamais publiée).
Ce roman n’a à ce jour jamais été réédité.
« Tous ces étrangers », pensait Isabelle.
Elle pensait peu, à l’ordinaire, et s’accommodait de lointaines approximations, car elle avait l’habitude de se fier à son instinct. Mais, ce soir, le mot la gênait, ne “collait” pas avec l’atmosphère étouffante du crépuscule ni avec l’intimité de cette réunion, silencieuse et lourde d’attente, autour d’une table.
[…] Ni étrangers ni inconnus, mais curieusement réduits à leur existence actuelle, sans racine et sans prolongement dans le temps et l’espace, isolés davantage et d’autre façon que les autres jours, limités à cette confrontation dont chacun sentait bien qu’elle ne pouvait être retardée.
[…] Isabelle servait le café avec cette gaucherie distraite – une maladresse qui semblait à la fois consciente et dédaignée, une sorte de nonchalance appliquée – qui laissait penser que chacun de ses gestes allait déclencher une catastrophe. Chaque mouvement paraissait chez elle dépareillé de l’intention qui l’avait suscité et comme désaccordé, presque sans rapport avec son but et ses moyens, sans lien raisonnable même avec son auteur.
[…] Le crissement des cigales arrivait à une telle continuité, une telle densité qu’i dépassait la limite perceptive du bruit. Si aigu, il était aussi lourd, aussi épais que l’odeur de résine chaude qui emplissait le vallon. De la cour sablée arrivait l’odeur du soleil qui l’avait brûlée tout l’après-midi, différente de celle des pierres, comme plus grenue et plus claire. »
(ed. Julliard p 7, 10, 12)
« D’abord, j’ai été très étonnée du renouvellement de votre « manière ». Cela ne ressemble en rien à ce qui vous est habituel et on découvre dans le Vin d’orage, un Jean Proal tout à fait nouveau. Je n’irai pas jusqu’à dire que c’est déconcertant mais votre public sera très surpris. Mais très pris, tout de suite car l’atmosphère est, dès les premières pages extrêmement envoûtante et si le démarrage est un peu (et je crois volontairement) lent, on reste en haleine sans aucune envie de s’arracher.
L’entreprise était terriblement difficile ; d’extraire des êtres aussi effroyablement complexes d’une vie déjà longue, inconnue du lecteur, de nous les dénuder ainsi, de les faire vivre une nuit devant nous (et celle là !), et de les replonger dans leur vie, après nous avoir tout révéler [sic]. Audacieux et « calé ». Un moment d’éternité peuplé d’être frémissants sortis d’une géhenne et qui y replongent. Le tout intimement mêlé à une nuit d’orage si oppressante, que l’on croit y être. Vous jouez une grosse partie. Il faut faire accepter, de force, cette entreprise, l’imposer car le roman est dur, pénible et les personnages seront discutés, réfutés. Celui de Bruno me paraît d’ailleurs un peu « flou », mais il est vrai que les autres sont tellement violents que cette impression vient peut-être de là. Il est évidemment difficile de faire accepter autant d’êtres exceptionnels, (et de situations), réunis. Je crois, après y avoir pas mal réfléchi que la forme aura là une importance absolument capitale. Il faut qu’elle soit souveraine et inattaquable.
[…] À plusieurs reprises j’ai été absolument émerveillée de votre façon de sentir, de traduire, les impression de la nuit, de la chaleur, de l’orage, des bruits, dans l’aurore, ses tons, c’est vraiment magnifique. »
Madeleine Arnoux, travaillant à la revue Les Nouvelles littéraires, et amie, 28/01/1955 (AD 04)
La problématique du rapport au monde est aussi soutenue par l’écriture de Proal qui fait la part belle aux images liées aux sens. Cette prééminence sensitive renforce la prise sur l’univers diégétique, rend sensible au lecteur les liens qui existent entre les personnages et ce qui les entoure. Leur corps est particulièrement mis en scène, dans une dramaturgie des sensations exogènes et endogènes faisant du corps un lieu de passage entre les forces intimes de l’individu et celles de l’univers, un lieu où la lutte de vivre s’exprime particulièrement. Je choisis comme exemple le roman qui met a priori le moins en jeu les corps puisque tout s’y déroule dans un huis-clos entre deux couples – ou plutôt quatre individus – qui tentent chacun de dominer le drame psychologique, entre amour et haine, où ils sont enfermés.
Il s’agit d’un extrait du Vin d’orage : « Isabelle éprouvait un sentiment d’active jubilation qui devait aiguiser son visage. Prudente, elle baissa à demi les paupières, laissa retomber les coins de sa bouche, recomposa soigneusement sa moue familière d’ennui et de lointaine bienveillance. Elle arrivait facilement à ramollir son visage, ce qui lui donnait son expression la plus ordinaire d’ingénuité. […] Sans que personne parût y prêter attention, elle défit à travers sa robe de cotonnade fleurie les boutons de son soutien-gorge, sentit s’alourdir sa poitrine, s’appliqua à sentir ses cuisses peser sur la chaise dure. Elle jouait – et se sentait jouer – toute une mimique de relâchement, de désarmement, qui la remplissait de joie […]. Elle s’éprouvait à la fois prête et préservée comme une lame de couteau dans sa gaine. Si bien protégée qu’elle pouvait croire à son innocence. »
Fanny Déchanet-Platz (communication au colloque de Lille sur les auteurs méconnus du XXe siècle, octobre 2011, p. 8)